Le dur temps des cloutiers ardennais...
(Article paru dans le Bulletin n° 138 d’Octobre 1981 de l’Ardenne à Paris et dans le journal l’Ardennais du 15 septembre 1981)


Le sanglier du Bulletin

 
Misère, Exploitation, Révoltes

Au milieu du 19ème siècle, dans de nombreux villages ardennais, notamment sur les rives de la SEMOY, de la GOUTELLE, de la VRIGNE, de la MEUSE, des centaines de cloutiers de l’aube jusqu’au coucher du soleil, frappaient dur sur l’enclume entre la forge, la « roue à chiens  » et la certitude de lendemains misérables. Remarquables forgerons, les « clôteux  », chassés par la révolution industrielle, sont devenus dès la fin du 19ème siècle, des ouvriers dans des entreprises métallurgiques ardennaises de plus ou moins grande importance.

Au Musée de l’Ardenne à Charleville-Mézières, demeure le seul vestige de cet étonnant passé artisanal. Une boutique de cloutier y est reconstituée. On ne peut que regretter la disparition totale, dans nos villages, des « boutiques de clôteux  ». Oui, plutôt qu’au musée de l’Ardenne, c’est dans une rue ou une ruelle de LA GRANDVILLE, de THILAY, de NEUFMANIL, de GESPUNSART ou d’ailleurs que l’on aimerait pouvoir pénétrer dans le monde fascinant des cloutiers.

Nos voisins belges ont, à cet égard, mieux respecté la mémoire de leurs ancêtres. Il suffit pour s’en convaincre de flâner par exemple dans les rues de La Forêt (près de VRESSE) ou de MARCHE-EN-FAMENNE où l’on peut rencontrer des boutiques parfaitement reconstituées.

Le chien dans la roue

Le monde du cloutier c’est avant tout son village aux lourdes maisons schisteuses, aux ruelles étroites et sombres ; Un village où le plateau apporte plutôt les âcres relents de la misère que les senteurs des bruyères ou des genêts. Les cloutiers y pullulent. Il y avait une boutique tous les deux ou trois masures. Et, pour le voyageur se promenant vers 1850, dans la vallée de la SEMOY ou le val de la GOUTELLE, l’Ardenne, c’est la forêt, bien sûr, mais c’est encore et surtout le martèlement permanent de la multitude des cloutiers.
Ainsi, en 1855, dans le minuscule hameau de ROGISSART, entre PUSSEMANGE et GESPUNSART, sur quelques cent cinquante âmes, on dénombrait vingt cinq « clôteux » et onze boutiques ! ça tapait, ça cognait, ça cliquetait, ça soufflait, ça crissait au beau milieu des villages clairières ! Dans la boutique, à structure familiale, se côtoyaient en moyenne, trois artisans, dont le « chef » (on disait aussi le « maître ») - le patron, l’artiste ! - un aide et un apprenti.
Il y avait aussi des femmes « cloutières ». Elles aussi portaient le tablier de cuir ficelé aux hanches, les sabots, la vareuse de lin, le marteau. Un personnage jouait un rôle considérable dans la boutique. Il fournissait l’énergie donc la vie. Il avait droit à tous les égards et, notamment le droit à la viande - Enfin...à un os un peu charnu puisque ce personnage était...un chien. Ah ! les chiens des cloutiers ! Sept heures du matin sonnaient au clocher, hop ! le chien sautait dans la grande roue de bois. Il y cavalait durant une demi-heure. Il actionnait donc le soufflet, tandis que le cloutier forgeait, que l’aide portait, dans la forge, les tiges de fer au rouge. Hop ! à la demie sonnante au clocher de la paroisse, le chien quittait la roue, tandis qu’un autre s’y précipitait sans seul autre ordre que celui de l’horloge ! Au temps des amours, des fois, l’appel du cœur troublait un peu la conscience professionnelle des braves toutous. Un bon coup de pied au cul les rappelait à l’ordre des choses. Et pas question, à l’époque, d’aller se plaindre au camarade responsable du syndicat !

Voiliers et glaciers

En moyenne les cloutiers travaillaient dix heures par jour, dans la poussière, les pétons, le vacarme du marteau, le crissement de la roue, de la cignule, de la vertigelle, les halètements du soufflet. L’enclume, spécifique, était composée de divers éléments. A chacun d’entre eux, le cloutier, aux gestes brefs et sûrs, consacrait une tâche bien précise : sur « la place  », il effilait le clou ; sur « l’étape  », il le parait ; sur « le ciseau  », il coupait ; sur « la clouière  », il modelait la tête du clou. La production était extrêmement variée. Il fallait fabriquer toutes sortes de clous, des effilés, des têtes rondes ou tranchantes, des plus ou moins longs, des tordus même. Ces clous ferraient les sabots, fixaient les lattes des torchis, accrochaient ceci ou cela. Ils étaient vendus dans le monde entier.
Ainsi, des clous ardennais, « de marine  »étaient-ils spécialement conçus pour les mâts des voiliers ; d’autres furent fabriqués, sur mesure, à la demande des premiers alpinistes et glaciologues !
Au Musée de l’Ardenne, on peut admirer la superbe collection de clous, don de Monsieur Serge Dupont, de GESPUNSART. Que de chefs-d’œuvre ! Que de labeur ! Que de misère aussi !

A peine le pain

Oui, la misère des cloutiers ardennais était aussi coriace que le fer qu’ils forgeaient. D’abord, il y avait la concurrence des cloutiers de l’Ardenne belge, luxembourgeoise ; l’incertitude permanente des débouchés. Ensuite, il y avait « les facteurs de clous ».
Le cloutier, trop pauvre, ne pouvait acheter son fer. Ce facteur le lui fournissait, ainsi qu’un peu de houille. Le cloutier était d’autant plus à la merci de son « facteur » que celui-ci assurait encore la vente des produits. Il fixait son prix. Il faisait la loi. Une loi impitoyable. Le plus souvent, le « facteur  » habitait le chef-lieu d’où il venait, une fois par mois, élégant et hautain dans son cabriolet.
- Mais à ce prix-là, j’ai pas de quoi acheter mon pain !
- Bon, j’irai prendre des clous ailleurs !
- Si, si, prenez mes clous ! Puis, redonnez-moi du fer !
- Pour le fer, on verra plus tard !

Dans un remarquable article, paru en avril 1961 dans « Etudes Ardennaises », Maître J.-M. SCHMITTEL fait revivre la révolte des cloutiers de l’Ardenne française, tenaillés par la faim et la concurrence belge - Ah, ces Belges, « ils seront crucifiés sur leurs blocs ! »

Maître SCHMITTEL, dans son analyse, précise qu’à l’hiver 1847, un cloutier gagnait en moyenne 1,50 francs par jour, alors que le pain coûtait 50 centimes le kilo !

On ne dira jamais assez la misérable existence de nos ancêtres cloutiers, à la merci des facteurs et de la concurrence. La faim, l’alcoolisme, la maladie (les ravages de la tuberculose) définissent le quotidien du cloutier et, pas question de retraite ou d’assurance maladie ! Quant aux accidents de travail, ils appellent une misère plus noire encore que la boutique enfumée, dégoulinante de crasse et de sueur ! Restait la consolation de la forêt, de la biche ou de la truite braconnées ; la consolation de la gnôle et de la fête du pays ; la consolation d’une caresse sur la tête de clou destiné aux voiliers : ah, l’air du large.... Restait ce qu’on appelle : le progrès ; l’arrivée de « la grande industrie » qui allait faire de ces cloutiers ou, du moins, de leurs descendants, des « ouvris » des forges, des tréfileries et autres boulonneries.

Tout de même en un siècle les choses ont bien changé ! D’anciennes boutiques de cloutiers n’abritent-elles pas aujourd’hui, à LA GRANVILLE, à GESPUNSART, à NOHAN et ailleurs, les belles autos et les télés couleur de travailleurs ardennais ?

d'après Yanny Hureaux (envoi de Pierre Piquart)

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voir aussi [ www.ardennes-toujours.fr : la Clouterie à la Main ]