Conférence de M. François AUDOUZE
«La Saga Hardy-Tortuaux»
2 mars 2010 (par JLL)

Un marchand de fer.

L’origine de la société Hardy-Tortuaux est inséparable de la famille Hardy.

On rapporte qu’un nommé Gilles-Nicolas HARDY (1786-1860), dit l’armurier, vint de la région de Sheffield en Ecosse, pour guerroyer à Waterloo en 1815. Il se fixa par la suite dans les Ardennes.

Le 7ème de ses 9 enfants, Pierre-Louis HARDY est meunier. Il est né en 1822 et mort en 1895. Il était propriétaire du moulin d’Anchamps et d’un four à pain près de Givet.

Son fils, Antoine-Louis-Napoléon HARDY, est né en 1859. C’est mon arrière grand-père. Mort en 1928, il était caviste à Sedan, rue de Sillery. Il avait épousé Emilie JACQUEMART (1862-1956) que j’ai bien connue.

Ils eurent quatre enfants, quatre garçons : Marcel, l’aîné (1886-1977) est mon grand-père, suivi par Maurice, René et André.

Les quatre frères ont été les actionnaires de Hardy-Tortuaux comme je vais l’expliquer ci-après. Les enfants et la composition de leur descendance auront une importance certaine sur l’évolution de la société.

Marcel épousa Blanche DEWE, ma grand-mère, dont le père avait eu l’immense privilège d’être en classe avec Arthur RIMBAUD. Ma grand-mère a été bercée dans ce souvenir.

Marcel et Blanche eurent un fils qui décéda dans un accident à l’‚ge de trois ans. Puis une fille, Suzanne, ma mère, naquit en 1912. L’absence de descendance masculine, alors qu’il était l’aîné a fortement pesé sur le moral de mon grand-père.

Maurice eut un fils et une fille, René eut trois filles et André quatre garçons et une fille.

Marcel, Maurice, René et André ont commencé à travailler avant la guerre de 1914-1918 qu’ils ont faite.

Marcel a été blessé à Verdun et a été soigné pendant deux ans dans un hôpital du sud de la France.

René travaillait dans une quincaillerie appartenant à la famille TORTUAUX à Nouzonville. René épousa Antoinette, la fille de son patron et ajouta le nom de sa femme au sien pour s’appeler René HARDY-TORTUAUX. René suggéra à son frère Marcel qui revenait de convalescence de venir travailler aussi à la quincaillerie.

La reconstruction après la guerre entraînant un fort besoin d’acier, René qui avait noué des liens avec les usines sidérurgiques proposa à ses frères de créer une société de négoce d’acier : la société HARDY-TORTUAUX et frères.

Maurice qui était fonctionnaire des Finances à Reims déclina l’offre et la société fut créée par les trois autres frères. Toutefois, dix ans plus tard, devant le succès de la société, Maurice rejoint celle-ci. Mais René, dirigeant réel de l’entreprise, demanda à Marcel et André de céder de leurs parts à Maurice afin de conserver plus d’actions que ses frères.

La société ouvrit son premier dépôt d’aciers à Nouzonville et c’est Marcel qui en fut le directeur. Mon grand-père m’a raconté que le dépôt étant à ciel ouvert, sans pont roulant, on manipulait les poutrelles à la main. Les charrettes quant à elles étaient tirées par des chevaux. Le soir, après son travail, mon grand-père mettait à jour les fiches de stock, article par article.

Hardy-Tortuaux Frères, grâce aux relations humaines fortes entretenues par René était en relation avec les Aciéries d’Hagondange, celles d’Hayange, avec la famille de Wendel, etc…

Dès le début des années 1920, Hardy-Tortuaux Frères loua un entrepôt à Aubervilliers, dans l’emprise des magasins généraux. Une photographie, prise au début des années trente montre qu’il y avait une cinquantaine de personnes à Aubervilliers.

René s’installa à Paris et l’entreprise prit de l’expansion, Hardy-Tortuaux Frères devenant le plus gros vendeur de ronds à béton sur Paris.

René nouait et entretenait des relations en Europe et dès les années 30, il participa à la création, en France du Syndicat du Négoce de Produits Sidérurgiques (SNCPS) et de la Fédération Internationale des Associations de Négociants en Acier, Tubes et Métaux (FIANATM). Il créa cette dernière fédération en commun avec un négociant italien et un négociant allemand et il en devint le premier président. Il fut le seul à accomplir deux mandats successifs de deux ans, alors que les statuts prévoyaient une présidence tournante entre les pays tous les deux ans. Je reviendrai plus tard sur cette fédération.

La société marchait bien et elle saisit l’opportunité d’acquérir un entrepôt de quatre hectares couverts à La Courneuve, juste en face de la gare, avec un embranchement particulier. Cet achat fut signé chez le notaire en 1939, peu de temps avant la déclaration de guerre.

Pendant la guerre, ma famille s’est repliée dans le centre de la France et je ne sais pas grand-chose sur cette période. Alors qu’il était appelé à diriger le nouvel entrepôt de La Courneuve, André s’est suicidé en 1940, pour des raisons personnelles sans aucun lien, semble-t-il, avec la société. Mais jamais personne, dans la famille ne s’est étendu sur cette période.

Au retour de la guerre, les affaires ont repris et Marcel a pris la direction de l’entrepôt de La Courneuve tandis que René dirigeait la société qui avait ses bureaux à Paris, rue Rebéval.

La veuve d’André mit en vente ses actions pour financer les études de ses cinq enfants. Ce fut l’occasion pour René de devenir majoritaire, ce qui modifia les relations entre les trois frères survivants. J’ai ainsi assisté à des réunions d’actionnaires où les enfants d’André reprochaient aux trois frères d’avoir spolié leur mère en rachetant à vil prix ses actions.

L’arrivée de la deuxième génération va encore modifier les relations entre actionnaires. René appela, auprès de lui, deux de ses gendres : Bernard GESEINBERGER, docteur en droit et agrégé d’Allemand et Guy FLOTTES, ancien élève de l’école des Ponts et Chaussées. Ils devinrent cogérants de la société avec René, puis au début des années 60, seuls gérants lors du retrait de René.

L’expansion.

Dans les années 50, la guerre de Corée, les tensions internationales liées à la guerre froide, font monter les prix de l’acier. L’arrivée des nouveaux gérants coîncide avec les débuts de l’extension territoriale : ouverture de bureaux à Nantes, à Bordeaux, avec la Bordelaise d’Armatures, ce qui occasionne de lourdes pertes. C’est aussi le lancement des activités dans les tubes et les aciers spéciaux, avec les Aciéries de Pompey.

Les années 60 voient le rachat d’entreprises du secteur : Berdin et surtout Gilmarfer qui a un dépôt à Givet. Bien que plus importante que Hardy-Tortuaux Frères, elle reçoit 5% de son capital. Ces bouleversements engendrent des changements de mentalité ainsi que des difficultés d’intégration.

En 1969, après avoir fait Polytechnique, j’ai créé une société de conseils et mes cousins me demandent d’étudier leur outil informatique, après une expérience malheureuse de création d’une société de gestion commune avec des concurrents.

Je mets en place un système informatique et en 1971, j’entre dans la société, comme directeur général. A ce moment Hardy-Tortuaux Frères possède 12 MF de fonds propres, emploie 400 personnes et possède 8 dépôts.

Les années qui suivent voient des assemblées générales, quelquefois houleuses, où il importe d’assurer la protection des actionnaires minoritaires. Les intérêts de Gilmarfer au Maroc sont vendus mais c’est aussi une période faste d’acquisitions d’entreprises avec notamment Charpe à Lyon.

Bernard GEISENBERGER meurt en 1975 et peu après le décès en 1977, de mon grand-père Marcel qui était le seul survivant des fondateurs, les gendres de René décident de vendre l’entreprise.

Celle-ci est vendue à Hainaut-Sambre qui a un accord avec ARBED. La branche aciers spéciaux est dissociée et les sociétés Grimmeissen à Strasbourg et Promet sont rachetées. Cette époque voit un grand développement de la vente de «détail».

En 1984, en période de forte croissance externe, je deviens PDG de l’entreprise et également Président de la FIANATM où j’ai la fierté de succéder à mon grand-oncle.

Deux évènements marquent l’année 1989. D’une part Hainaut-Sambre devenu Cockerill-Sambre vend ses parts à ARBED. Je permets ainsi à la première la réalisation d’une fructueuse opération. D’autre part, la société Hardy-Tortuaux Frères est cotée en bourse.

En 1993, Usinor et ARBED fusionnent leurs activités respectives de négoce : Nozal (dans le portefeuille de laquelle se trouve la maison Roussy de Sedan que mon grand-père avait bien connue) et Hardy-Tortuaux Frères pour créer ARUS. Je deviens président du nouveau groupe qui emploie alors 4000 personnes et effectue un chiffre d’affaires de 1M€. Mais il y a des problèmes d’intégration et des luttes de pouvoirs.

En 1996, Usinor et ARBED décident de se séparer d’ARUS par une offre publique d’achat (OPA) amicale à Kco. Peu après cette cession, en 1997 je suis démissionné et ARUS devient KDI. Au moment où je quitte l’entreprise, celle-ci dispose de 720M€ de fonds propres et emploie 4000 personnes dans 120 dépôts.

Les cadres de Nozal, devenant majoritaires après mon départ, le nom d’Hardy-Tortuaux disparaît assez vite des enseignes du groupe.

Ne pouvant rester inactif, en 1997 j’ai racheté ISOPAR que j’ai revendu en 2003 à la suite d’une trop forte croissance. J’ai créé Acipar en 1998.

Mais surtout, je me suis consacré à une autre passion : la collection de vins rares et l’organisation de dîners où ceux-ci sont servis et dégustés.

Quels enseignements tirer de ce parcours : une fierté certaine d’avoir conduit l’entreprise familiale durant des années, de l’avoir développée et quand je l’ai quittée de recevoir des marques de sympathie des salariés.

Mais si on avait dit aux quatre frères HARDY qu’un jour l’acier français serait indien : pas plus que moi, ils ne l’auraient imaginé…

L’épicerie de la rue Sillery à Sedan (photo)
Les quatre frères HARDY (photo)
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