Le caractère ardennais (par Paul Leclers) | | Dans les « Quelques généralités » qui constituent les pages préliminaires de l'ouvrage [ 1 ] qu'il a consacré à son village natal, Puilly-Charbeaux, Gustave Gobert (1880-1950), ancien professeur au Lycée de Charleville et Vice-Président de la Société des Ecrivains Ardennais, a donné, en un condensé singulièrement expressif, les conclusions de son analyse pénétrante du caractère ardennais : | Né sur une terre ingrate, l'Ardennais est obligé de peiner durement pour lui arracher ce qu'il faut pour vivre : le paysan doit, comme il le dit, travailler « tard et matin » pour obtenir du sol un rendement à peine moyen. Aussi ne ménage-t-il pas ses peines; il est laborieux, tenace, ne se laisse arrêter ni par les difficultés ni par les mécomptes. Comme il reconnaît les bienfaits de l'instruction, il ne reste pas insensible aux beautés du paysage, quand il lève la tête de son sillon et qu'il porte ses regards sur ses collines ou sa forêt. Mais s'il scrute le ciel à l'horizon, ce n'est pas seulement pour y lire les prévisions du temps, c'est pour y sonder les secrets de la Providence, dans la crainte que lui parviennent, une fois de plus, de l'autre côté de la frontière, le galop des chevaux hennissants, le grondement des engins motorisés, le tonnerre des canons, le vrombissement des moteurs, le fracas des explosions. Il a malheureusement trop de bonnes raisons pour être d'un patriotisme plus chatouilleux que partout ailleurs. C'est un état d'esprit que je qualifierais volontiers de « frontalier », mot qui implique assurément « esprit de défense », sentiment patriotique plus aigu sur les frontières menacées. C'est pourquoi l'Ardennais manifeste toujours une certaine défiance à l'égard de l'inconnu qu'il est tenté de prendre pour un nouvel ennemi. On lui reproche d'être d'un abord froid. C'est vrai ; il reste pour ainsi dire sur la défensive et il ne se livre qu'après avoir obtenu des preuves d'honnêteté dans les intentions. Mais s'il accorde sa confiance, il devient aimable, communicatif, hospitalier, ne dédaigne pas l'humour, sans renoncer toutefois aux coups de boutoir ... caractéristiques des sangliers de sa forêt.
| Comment ne pas rapprocher ce portrait de celui qu'a tracé du Meusien, voisin géographique de l'Ardennais de l'Est, l'éminent Académicien Pierre Gaxotte, dans le numéro que cette Revue a récemment consacré à son département d'origine : | Plus laborieux qu'affable, plus fidèle que glorieux, plus solide que plaisant, plus réfléchi que bavard, plus homme d'action que doctrinaire ; il aime mieux être que paraître ; il ne se dérobe pas aux responsabilités ; il se hâte lentement, mais il n'abandonne pas le terrain conquis ; il juge les hommes à leurs actes et il ne se laisse pas facilement ni abuser, ni ébranler.
| Lucien Hubert, ancien Sénateur et Président du Conseil Général des Ardennes et ancien Garde des Sceaux, né au Chesne-Populeux, mit un jour l'accent sur les qualités d'une « race équilibrée et travailleuse qui a conservé au cours des âges son sens critique et sa liberté d'esprit ». Sur un plan plus restreint, l'illustre Taine, né à Vouziers - une des grandes célébrités ardennaises de tous les temps - avait antérieurement esquissé, de manière quelque peu piquante, certains traits particuliers du caractère de ses compatriotes, sur le compte desquels il s'exprimait ainsi : | La beauté manque, mais l'intelligence brille, non pas par la verve pétulante des Méridionaux, mais l'esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l'ironie, qui trouve son amusement dans les mécomptes d'autrui. Ces bourgeois, sur le pas de leur porte, clignent de l'oeil derrière vous ; ces apprentis, derrière l'établi, se montrent du doigt votre ridicule et fussiez-vous un prince, brodé d'or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gros monsieur que vous êtes, et qu'il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir.
| Pour ma part, invité aujourd'hui, au titre de Président de « L'Ardenne à Paris », à évoquer le caractère ardennais, je ne me sens pas capable de paraphraser les analyses qui en ont déjà été faites par des personnalités qualifiées et dont celles que je viens de citer m'ont paru des plus pertinentes. Aussi bien ne pourrais-je que me répéter et mettre en évidence, comme au Dîner Ardennais de Paris de mars 1935, la persévérance innée des Ardennais, leur sens des disciplines, leur respect de l'intelligence, leur mépris des vaines formules et de l'exagération, leur esprit d'entr'aide souvent masqué par un aspect rude qui déconcerte ; j'employais en 1936, dans une circonstance analogue [ 2 ], pour représenter le visage de l'Association dont j'étais alors Secrétaire général, et la grande Famille Ardennaise de Paris. J'évoquais à l'époque, face au développement continu du groupement constitué en 1929 et de la prospérité comparable de Sociétés analogues existant dans plusieurs grandes villes de province, la légende de l'Ardennais « sauvage », au caractère sévère et intransigeant, préférant la solitude à la foule, véritable « sanglier » au front puissant, au poil rude et aux coups de boutoir redoutables. Je convenais que l'Ardennais est un ennemi du bruit et des manifestations qui le créent, en expliquant que cela tient à l'empreinte du pays natal, où le soleil est rare, la terre pénible à cultiver, la bise coupante aux soirs d'hiver, et aussi au tempérament ardennais farci de volonté tenace, d'ardeur au travail et d'opiniâtreté dans l'effort, mesuré dans le succès, mais rarement rebuté devant l'échec, épris d'équité et d'indépendance.
| Rien n'a changé de tout cela et, comme il y a 20 ans, je veux aussi souligner que sous l'écorce rugueuse bat un coeur sensible : la vitalité de « L'Ardenne à Paris » dans la réalisation multiforme des trois termes de sa devise : « Se connaître - Se renconter - Se rendre service » en est une preuve éloquente. Comme c'est aussi le signe de cette incomparable et suprême vertu qu'est la persistance de la simplicité dans le succès et les honneurs, la coexistence au long des listes de Membres de l'Association, des noms attachés aux plus hautes fonctions officielles ou privées et de ceux que suit l'indication d'une situation modeste - de M. Albert Caquot, Membre [de] l'Institut, ancien Président de l'Académie des Sciences, originaire lui-aussi de Vouziers, et de tel ou tel humble Collaborateur d'une Administration ou d'un Etablissement industriel ou commercial de la Région Parisienne -, deux êtres rapprochés l'un de l'autre dans un même attachement fervent à leur terre natale : les Ardennes, pays de mesure et de raison.
| Paul LECLERS, Directeur Général Adjoint Honoraire du Gaz de France, Président de « L'Ardenne à Paris ». | [1] « Un Village des Ardennes ». Editions Anciaux, Charleville (1944). [2] « L'Orientation Economique, Industrielle et Financière Illustrée », numéro spécial sur les Ardennes.
| d'après La Revue Géographique et Industrielle de France / Ardennes - 1956 [ <<< ] |
|