Le Baiser du Sphinx


Le Baiser du Sphinx
Franz von Stuck
Musée d'Art Moderne de Budapest

 
Le Baiser du Sphinx


Que connaît-on de Vienne l'hiver ? Je veux dire : outre son marché de Noël, son concert du Nouvel An retransmis par la TV du monde entier et son bal de l'Opéra ? Il y a pourtant bien d'autres raisons d'admirer cette saison pour qui s'y promène en curieux : expositions de toutes sortes, concerts, lectures publiques, etc. Car le cœur de la vieille ville permet de flâner en toute qiétude comme chez soi dès qu'on a pris les habitudes des Viennois de souche, où tout le monde finit par se connaître au moins de vue et se saluer aimablement. L'affabilité des Viennois leur permet de s'adresser la parole les uns aux autres sans cérémonie, d'une table à l'autre, qu'ils se côtoient provisoirement l'après-midi au café ou le soir au Heurigen : deux traditions qui se perpétuent malgré la mondialisation banalisante. Pour moi qui y prends mes quartiers régulièrement depuis cinquante ans, j'apprécie cette ambiance où la langue allemande a perdu ses rugosités pour adopter des accents chantants.

Mais mon coeur d'Ardennais y trouve aussi de quoi frissonner à l'évocation inattendue de ma vallée natale ; je me souviens d'avoir découvert avec surprise l'existence d'un Prince de Charleville. Cette mention figurait, présentée dans une exposition, en tête d'une lettre patente dressée en faveur de Mozart par l'Empereur Josef II dont tous les titres étaient déclinés : Roi de Hongrie, Roi de Bohème et de Moravie, jusqu'à celui inconnu de moi, mais combien glorieux : Prince de Charleville ! J'en avais communiqué mon étonnement à l'époque dans une page de L'ARDENNE A PARIS qui m'avait courtoisement répondu en éclairant ce mystère.

Ce qui est vrai pour l'Histoire l'est aussi pour la Géographie :
Julien Gracq, dont j'évoque ici le nom avec grand deuil, décrit sans y être jamais venu les paysages de la foret bohémienne - qui se trouvent á deux heures de Vienne - comme il le fait des paysages de notre Semoy. Simplement en lisant une carte géologique : forêts profondes couvrant des plateaux archaïques, sillonnées de rus et traversées par la Moldau, jumelle de notre « rivière de cassis » sur fond de légendes et d'éboulis rocheux. J'atteste que son savant décryptage s'y vérifie en tous points.

Cette évocation littéraire m'amène à vous dire ma dernière résonance ardennaise, à l'occasion d'une exposition consacrée à la peinture symbolique, dont on connaît depuis Moréas le lien avec la littérature. Plus précisément, les Viennois ont choisi de rendre hommage à la Belgique. Mais s'il est des peintres que tout le monde ici connaît - Odilon Redon, Maurice Denis, Gustave Moreau, qui ne sont pas Belges - les noms de Jean Deville, Godfried Devreesse, Auguste Levêque sonnent totalement inconnus. Est-il sûr qu'ils le soient moins pour les Français, voire pour les voisins que nous sommes ? Il est vrai que des artistes comme Spillaert qui avait eu par le passé les honneurs de la galerie de la SEITA, ou comme Fernand Khnopff en bonne place au Musée Royal de Bruxelles, ont atteint la célébrité.

L'exposition viennoise, présentée par la fondation artistique de la banque BACA [*], fait la part belle aux figures allégoriques, qui se prétend le mieux aux vues symbolistes, qui mêlent le rêve à la réalité, le doute à la certitude : formes évanescentes des personnages pré-raphaélites, envols d'anges, femmes androgynes,etc, ... dans des couleurs mineures où le blanc domine. Moréas définissait cet art comme celui qui ne fixe jamais un concept ni n'exprime une idée directement. C'est sans doute ce qui justifie le titre de cette exposition : « le baiser du sphinx », car si l'on y voit quelques (chastes) baisers du moins pas trace du Sphynx !

Quant à moi, je me suis attardé sur les paysages de deux peintres : F.Khnopff et William Degouve de Nunques.
Le premier venait souvent à Fosset, Ardenne belge, où ses parents possédaient une propriété. C'est là qu'il a peint des paysages de sous-bois mystérieux, un grand étang aux coloris clairs et tendres dans la partie haute, bleu sombre et noir dans les reflets à la surface de l'eau. Pas de présence vivante, pas d'anecdote, simplement ce calme d'on ne sait quelle attente qui gagne progressivement le spectateur. Il en va de même avec les vues de sous-bois qui laissent place pour les images mentales de chacun et qui évoquent un refuge artistique et spirituel.
William de Nunques nous offre des vues d'une nature plus imaginaire, plus fantastique que celles de Khnopff et qui sont davantage le reflet de la psychologie du peintre que la description de paysages. Par ses pastels, il annonce Magritte : ambiances nocturnes dans des camaïeux de bleu et de gris, où les lignes horizontales des différents plans sont coupées par les verticales des arbres, des arbres qui recèlent des formes féminines vivant d'une vie autonome dans le tableau ; des lignes à l infini de hauts plateaux et des horizons lointains où les plans de rose et de vert indiquent les genêts et les bruyères. Le surréalisme est déjà là dans les « rêves de voyage » qui menacent de devenir autant de cauchemars : arbres alignés tels des sentinelles devant la facade d'une fabrique lépreuse dont les verrières défoncées montrent avec exactitude les vitres brisées laissant voir le vide noir qui l'étreint ; énigme d'une ville exprimant l'angoisse de l'être vivant jeté dans un monde menaçant. On redoute que cet Ardennais né á Monthermé en 1867, n'ait fait preuve de prospective plutôt que d'imagination.

William de Nunques appartenait au Cercle de la Jeune Belgique où il côtoyait Maeterlinck et Verhaeren dont il était le beau-frére. Lui-méme et ses amis symbolistes étaient presque nos contemporains puisque les derniers sont décédés après 1950 voire 1960. On l'aura donc compris, cette exposition ne se contente pas de révéler l'Ardenne aux Viennois, elle présente un courant artistique qui relève de l'Histoire de l'art. Ingried BRÜGGER, la Directrice de ce musée privé de la BACA, insiste d'ailleurs sur le caractére anticipateur de l'École symboliste qui a permis l'inspiration de peintres comme Gauguin, Klimt ou W.Blake et qui a certainement préparé les yeux des contemporains à une nouvelle sensibilité. Madame BRÜGGER n'a pas non plus hésité à accrocher des oeuvres d'Odilon Redon et du sulfureux Félicien Rops qui auront sans doute influencé des peintres autrichiens bien connus comme Schiele ou Hundertwasser, qui n'avaient pas non plus leurs pinceaux dans la poche.

Ne voilà-t-il pas une autre bonne raison que le prochain championnat européen de football pour venir saluer les ombres du Prince de Charleville et goûter au baiser du Sphynx lequel n'a plus rien de dangereux à Vienne ?

Jean-Marie PÈCHENART



[*] BA-CA Kunstform / Wien
der Kuss der Sphinx
Symbolisme en Belgique
16 oct 2007 - 3 fév 2008