Quatuor calvaire

ontrairement aux instituteurs des autres classes, Jean O., n'habitait pas dans la commune. Il arrivait chaque matin par le train depuis Charleville, ville natale du poète Rimbaud. Certains jours, nous confiait-il, .

Avec lui, notre cahier de récitations s'emplissait chaque semaine d'un nouveau poème, de Rimbaud bien sûr, ou bien de Paul Verlaine, Charles Baudelaire, José-Maria de Heredia ou Victor Hugo, peut-être de Guy de Maupassant ou d'Émile Verhaeren. Un poème que nous devions illustrer, pour la séance de récitation suivante.
  Le premier poème de Rimbaud fut , pour lequel avait remplacé ! D'un extrait des , d'André Gide, je n'ai gardé en souvenir que la dernière phrase : . Le dernier texte du deuxième (et dernier) cahier évoquait la mort de Socrate ! Ce qui ne devait pas être courant pour un Cours Élémentaire de deuxième année.

Chaque séance de récitation commençait par une prestation du , un groupe de quatre élèves désignés par le maître dont je faisais partie. Pas question d'échapper à l'apprentissage des deux strophes nouvelles, puisqu'il nous faudrait les réciter en chœur et en , avant que d'autres élèves, pris au hasard, pussent prendre la relève.

Une fois par semaine, le maître nous lisait quelques pages des , et c'est ainsi que nous pûmes découvrir les aventures d'Aladin (et sa lampe merveilleuse), d'Ali Baba (et ses quarante voleurs), de Sinbad le marin et de quelques autres héros chers ... à Schéhérazade. Autrement plus distrayantes que, plus tard, celles de , contée par notre professeur d'allemand ! S'il évoquait parfois, sans nous en faire la lecture, , c'était pour insister sur le fait que Jean Gerson (, disait-il) était un Ardennais.

D'autres fois, nous avions le droit de jouer avec le du maître, comme neuf, dans la boîte peinte en bleu fabriquée par son père. Quand un différend opposait bruyamment deux élèves, il les faisait venir à son bureau, leur pinçait une joue entre pouce et index et sans prévenir, les gratifiait d'une gifle - forcément - magistrale en disant , selon la morale de de notre fabuliste national.

S'il ne parlait jamais ou très peu de lui, il lui était arrivé d'évoquer son grand-oncle, combattant du côté de Verdun. Pendant un bombardement, il s'était jeté dans un trou d'obus, pour se mettre à l'abri, sachant que l'obus suivant ne tomberait pas au même endroit. Un soldat allemand avait également bondi dans le même trou. Deux ennemis, face à face, yeux dans les yeux, s'apprêtant à dégainer leur arme, avant de quitter leur éphémère refuge, chacun de leur côté !

  Il m'avait un jour pris à part pour m'annoncer que je serais 5ème au classement mensuel. Je ne crois pas en avoir conçu quelque dépit ... et j'ai retrouvé "ma place" le mois suivant.

Clavaire

  La séance d'éducation physique hebdomadaire se faisait sous la conduite de Pierre B., enseignant l'allemand au Cours Complémentaire, au premier étage de l'école. Les professeurs, peu nombreux, devaient être polyvalents, mais apparemment, aucun n'avait d'aptitude à enseigner le solfège et le chant, cette mission était dévolue à notre instituteur ...

  Si le temps le permettait, nous allions sur le terrain du , ainsi nommé parce qu'on y évoluait sur une décharge de mâchefer, de résidus de fonderie. Nous jouions rarement sur le terrain de football. Le plus souvent, nous allions au fond à droite, après le baraquement des travailleurs algériens, où s'élevait le portique en bois destiné au grimper à la corde. Pour cela, il fallait un volontaire pour monter à l'échelle de fer et aller l'accrocher à l'un des prévus à cet effet. L'autre équipement du lieu était le sautoir en hauteur, un grand bac à sable encadré de deux poteaux où fixer l'élastique.

  Les jours de pluie, le plateau d'évolution était la classe même et la gymnastique ... cérébrale. Le jeu consistait à effectuer une série d'additions de vingt-trois nombres de trois ou quatre chiffres, parce qu'une page de cahier n'avait que vingt-quatre lignes, et qu'il en fallait une pour noter le résultat.

  Parfois, la séance de gym était remplacée par une promenade dans l'Enveloppe, sur le chemin Saint-Louis, ou à travers bois, dans le même secteur. Il n'était pas question d'escalader les deux-cent-cinquante mètres de dénivelé qui font passer du niveau de la Meuse à celui du point-de-vue de la Longue-Roche. Juste l'occasion d'herboriser, et la durée de la sortie ne permettait pas d'explorer toute la variété des plantes qui poussaient sur un espace aussi réduit. C'était l'occasion, en tous cas, de découvrir toute la richesse de leurs noms communs, comme celle de leurs noms latins. Certains d'entre eux, parmi les plus jolis, me sont restés :

J'ai retenu que l'achillée (Achillea millefolium) pouvait avoir mille feuilles, alors que le millepertuis (Hypericum perforatum) disposait de mille trous !

  Des plantes aux champignons, le pas est vite franchi. Le même professeur avait organisé, un jeudi, une sortie mycologique, sous la conduite du professeur D., de l'Ecole normale. Nos enseignants d'alors avaient beaucoup d'estime pour leurs anciens professeurs, que ce soit de sciences naturelles, de français ou d'histoire locale.
  Avec eux, l'après-midi, nous avions arpenté les bois environnants, commenté nos trouvailles et ramené nos cueillettes à l'école : bolets, amanites (mais aucune phalloïde), russules (jolie, charbonnière, ... ), lactaires (délicieux ou non), coprin (dit chevelu), clavaire (jaune) et sans doute, un exemplaire de ce champignon qualifié d'.
  Notre récolte devait comprendre toute une variété d'autres espèces comestibles ou toxiques :

  Le but était d'en faire une exposition, le soir-même, destinée à tous, et particulièrement aux adultes. Cette manifestation avait connu un beau succès.

Calvaire

  Un jour, je ne sais pourquoi ni comment, j'avais été désigné, comme un ou deux autres membres du quatuor, pour participer à un sous l'égide de l'UFOLEA. Imaginez-vous, dans une classe qui n'était pas la mienne, seul sur l'estrade débarrassée de son bureau. Chez les artistes, on appele ça , chez moi, c'était simplement ! Devant moi, une trentaine de paires d'yeux m'observaient, et autant de paires d'oreilles m'écoutaient ânonner d'une voix chevrottante et les genoux tremblants, le poème que j'avais choisi. Et moi, de mon perchoir, je ne pouvais rien voir, seulement prier le ciel que la séance se terminât au plus vite. En récompense de ma prestation, j'avais reçu les de Rudyard Kipling, l'auteur du . Un troisième prix, comme le rappellait la mention au tampon sur la page de garde ! Mais, comme chacun avait reçu un prix, et qu'il n'y en avait pas de quatrième, ... je n'avais pas poursuivi ma carrière dans cette voie. Je n'avais lu ces contes, imprimés sur papier bible, que quelques années plus tard, non sans intérêt.

  Revenons à notre classe pour laquelle avait été instaurée la . Par , il fallait entendre l'obligation pour un élève, pendant toute une semaine, de venir en classe un quart d'heure avant ses camarades, en vue d'accomplir de petites tâches domestiques comme effacer le tableau noir avec une éponge humide, ou remplir d'encre violette les encriers de porcelaine (un par élève, et tant pis pour les gauchers !). Plus importante était, l'hiver, la charge d'allumer le grand poêle en tôle qui trônait au milieu de la classe. S'en échappait un grand tuyau qui traversait la salle, jusqu'à la cheminée, soutenu par plusieurs tiges de fer fixées au plafond. Autour du poêle, une haute grille, en fonte émaillée, protégeait de tout contact direct avec la tôle, parfois portée au rouge. Pour allumer le feu, il nous fallait apporter notre , celui que nous avions fendu la veille et fait sécher dans le du poêle familial. Le journal avec lequel nous l'avions emballé, pour le garder au chaud pendant le trajet, servait à l'allumage.
  Dès que le bois était bien enflammé, il ne restait plus qu'à le couvrir de boulets, à l'aide d'un grand seau conique, que nous allions courageusement remplir dans les sous-sols de l'école. Là où, paraît-il, les Allemands avaient gardé et interrogé des civils récalcitrants, et où plus tard, nous avions droit, moyennant une participation de dix francs, aux séances de cinéma, grâce au projecteur 16 millimètres dont avait bénéficié l'école. Parmi les films qui nous furent proposés ; , court-métrage sur une musique d'Arthur Honneger, et .

Mais à la première séance, on nous avait passé ... ! Le rôle de l'instituteur y était tenu par Bernard Blier, de plus en plus détesté par les élus municipaux. Il avait laissé le cancre de la classe résumer une partie de chasse par cette envolée :