En terre

ardiner n'a pas vraiment fait partie de mes activités favorites. Sans doute parce que, dans notre jeunesse, notre père nous demandait, à mon frère et à moi, de l'aider à ses travaux au potager, alors que nos copains étaient apparemment dispensés de telles corvées.

N'allez pas croire que nos parents étaient des , comme le scandait Fernand Reynaud dans ses histoires. Si cela ne nous emballait pas, nous acceptions néanmoins d'apporter notre contribution à la bonne marche de la maison.

Les travaux du jardin débutaient, en gros, aux vacances de Pâques, quand la terre avait commencé à se réchauffer. C'était à nous qu'il revenait de retourner les premiers centiares (mètres carrés), à la bêche ou à la bêche plate, peu importe, puisque tout le jardin était cultivé et la terre remuée tous les ans. Selon ce qui devait être semé ou planté, il nous fallait ou non, à chaque rang, enfouir le fumier qui avait tout l'hiver.

Notre jardin était ouvert à la vue des passants, avec qui il nous arrivait de faire un brin de causette. Il était longé par une ruelle sans nom, c'est-à-dire affublé de celui d'un riverain qui ne vivait plus dans le quartier. Le long du grillage courait une allée sur laquelle nous répandions les crasses restant après tamisage des cendres de la cuisinière, les fines étaient pour le jardin, propres à éloigner les limaces. Outre la bêche, nous savions manier le rateau, le sarcloir, la binette, au gré des saisons et des besoins du potager.

Comme bon nombre de nos concitoyens, nos parents étaient membres de la section locale des (les de Valenciennes), ce qui permettait d'avoir des graines à bon marché, en groupant les commandes. Les lots, livrés par le responsable de la section, étaient les mêmes pour tous les sociétaires, il y avait toujours des graines que nous ne semions pas. Au dos de chaque paquet, en papier kraft, figuraient, sous le nom de la variété, un bref mode d'emploi et quelques conseils pour que les semis soient faits dans les meilleures conditions... Les haricots et les petits pois ne faisaient pas partie du lot. On pouvait les trouver, le momemt venu, dans de grands sachets ornés d'une image en couleurs, chez la plupart des épiciers de la commune. Il en était de même des choux . Parfois, quand un voisin disait s'y approvisionner, c'est de Belgique proche que provenaient les plants, pas forcément des choux de Bruxelles !
  Nous pouvions donc semer des carottes , de la laitue ou , des radis (pour lesquels il valait mieux, sous nos climats, patienter quelques jours supplémentaires), ou encore des poireaux . Si nous avions pu croire que cette variété était ardennaise, je dirais aujourd'hui qu'il s'agit d'une variété francilienne, du village de Mézières, abritant autrefois de nombreux maraîchers pourvoyant la capitale.

Les conseils de jardinage, on pouvait s'en souvenir grâce aux dictons ou aux formules que la tradition a perpétués. Le haricot, par exemple, qu'on sème en , doit , ce qui signifie qu'on doit les semer à faible profondeur. Les vrais jardiniers vous rappellerons que , c'est risquer de .

Notre père, comme tout ce qu'il entreprenait, veillait à ce que son jardin soit fait dans les règles de l'art : semis tirés au cordeau, alternance des légumes à racines courtes avec ceux possédant des pivots. Derrière les pommes de terre, la même année, on planterait forcément des poireaux. Il lui était pourtant arrivé une fois de se , quand il avait décidé, justement, de planter un reine-claudier, variété d'Oullens. A cause de ses racines et de son ombrage, un arbre fruitier ne pouvait que perturber la croissance des légumes de son voisinage. Le choix d'un pommier en espalier, adossé au muret du jardin voisin, n'avait guère été plus heureux : s'il donnait parfois de beaux gros fruits bien rouges, la chair farineuse ne pouvait que décevoir. Nous avions conservé un (un prunier), dans un coin en bas du jardin, planté là bien avant notre arrivée, dont on ramassait les d'une espèce indéterminée... Le côté était réduit à la portion congrue, et surtout pas mélangé aux légumes : pivoines, capucines, dahlias, giroflées, ... Non, les coloquintes ne se mangent pas !

Un pied de topinambours, dont on donnait les tiges et les feuilles aux cochons, à côté d'un pied de rhubarbe, à manger en compote ou pour garnir de tartes. Du céleri permanent, du cerfeuil, du persil perpétuel ou annuel, quelques groseilliers (à grappe rouge, à maquereau) et cassissiers, le long de l'allée, sous les fils à linge. Des oignons, des ails (ou aulx), des échalotes, des scorsonères (variété de salsifis), des petits pois, des haricots nains ou à ramer (avec des ) auxquels étaient mêlés des parfois à fleurs rouges au milieu des fleurs blanches de la cossière. Des pommes de terre (longues ou rondes, de la Belle de Fontenay, de la Kerpondy, et encore de la Bintje), dont on achetait de nouveaux plants, chaque année, en complément de celles qui avaient passé l'hiver à la cave, qu'on avait grossièrement dégermées, puis coupées en deux pour les plus grosses. Des salades diverses : de la laitue, des chicorées (dont la ), de la mâche () et surtout de la scarole, qu'on nouait pour qu'elle blanchisse, et qu'on couvrait de paille pour espérer lui faire passer l'hiver. Des bettes (ou blettes), des épinards, des choux cabus ou de Bruxelles, des navets, des betteraves rouges, des cornichons et parfois des potirons, et au beau milieu du tout, deux lignes de fraisiers, ...

  était une chanson fantaisiste qu'on entendait parfois à la radio. On pouvait vérifier leur tendresse, aussitôt après leur récolte, pendant les séances collectives d'écossage. Comme elles étaient bien tendres, on pouvait manger les cosses (sans la coriace pellicule) pendant l'opération. Pour les haricots, qui avaient séché plusieurs semaines au grenier, l'écossage était la promesse d'un bon plat familial et roboratif : la potée. Mis à mijoter avec des pommes de terre, des carottes, du chou, accompagnés d'une (le talon du jambon, avec sa couenne) ou de petit salé ... hum !

Pour obtenir tout ça, on œuvrait une bonne partie de l'année. Il ne fallait pas rechigner à desserrer les carottes, repiquer les salades, (les ) ou les haricots à rames, arroser tout ce qui en avait besoin, désherber dès que nécessaire, empêcher les (de poules, les renoncules, à bouton d'or) du jardin voisin d'empiéter sur le nôtre, supprimer les des tomates, faire la chasse aux limaces. Si l'on craignait que le mildiou s'attaque à nos tomates, on pouvait faire appel à la ... Les doryphores et leurs larves étaient combattus dès leur apparition : on les ramassait dans une boîte à conserve dont le contenu était impitoyablement vidé dans le poêle.

Pour récolter les pommes de terre, pas plus d'un cageot à chaque fois, on employait un , en évitant autant que possible de les blesser avec les dents de l'outil. Pas grave, on mangerait les blessées en premier !
  La place libérée était presqu'aussitôt occupée à nouveau en y repiquant des poireaux, parfois plus d'un millier. Pour assurer le succès de l'opération, il convenait d'en raccourcir les feuilles et les racines, et de tremper celles-ci dans une boue liquide, mêlée à de la bouse ou du crottin, procédé portant le nom de .

Du temps où le père L. passait, une fois par semaine, pour le ramassage des ordures ménagères, avec son (son tombereau) tiré par la jument Nénette, les riverains ne manquaient pas de jeter un œil, au cas où cette dernière se serait soulagée sur la voie publique. Le premier sur les lieux avait vite fait de débarrasser la chaussée, avec sa pelle et son seau, du crottin de l'animal, pour en faire profiter son potager.

Il eût été incongru d'intervenir de la sorte, quand le même duo était chargé de conduire la dépouille d'un défunt à sa dernière demeure. Au lieu du , Nénette tirait un modeste corbillard que précédait le plus souvent le curé, accompagné d'au moins deux enfants de chœur, à la demande du défunt ou de sa famille. Il était arrivé - au moins une fois, j'en fus témoin, sans bien comprendre ce que la situation avait de saugrenu - que le drapeau rouge de la précédât aussi le corbillard, parce que le défunt l'avait souhaité, tandis que la famille avait voulu que l'enterrement se fît en passant par l'église. Dieu reconnaîtrait les siens !