Les « écadots  »

ne famille de trois, quatre, puis cinq enfants, ça coûte cher à nourrir, mais pour peu qu’on s’en donne la peine, le jardin et l’élevage domestique constituent des ressources d’appoint qui permettent de s’en sortir plus facilement. Pendant longtemps, mes parents ont élevé des cochons, au moins jusqu'à ce que je quitte le foyer familial, mais ceci est sans rapport avec cela !

Ces cochons, de race ou , commandés d’après les petites annonces du , arrivaient tout petits, au printemps, de la Corrèze (Objat) ou du Cantal. Ils voyageaient par chemin de fer, sans manger ni boire, dans de petites caisses en bois à claire-voie. Le trajet final, de la gare à la maison, s'effectuait en brouette, sous les plaintes aiguës de nos petits voyageurs.

La cabane, la , était un réduit en béton, tout juste éclairé par un trou dans la porte, du même modèle que celui du lieu d’aisances contigu. La litière, longtemps constituée de fougère séchée, était parfois remplacée par de la paille qu’il fallait aller chercher , chez le marchand de ... charbon.

La corvée d’émondage hebdomadaire nous incombait, à nous les grands garçons. consistait à retirer la litière souillée, à la charger dans une vieille lessiveuse, qu'on allait déverser sur le tas, au bas du jardin. Puis, il convenait de rincer l'espace à grande eau, et d'y étaler une litière fraîche pour la semaine à venir. Le clapier, adossé à la , n'avait droit aux mêmes soins qu'une fois par mois. Et encore ! Était-ce parce que les lapins étaient nourris principalement de trèfle (cultivé) et de foin ?

La nourriture - la - était constituée essentiellement d’épluchures, de pommes de terre , ou de quelques (orties) ramassées au bord des routes. De temps en temps, on allait à pied, avec une remorque tirée à la main, jusqu'au Moulin de Château-Regnault, faire provision de farine . Le Moulin de l'époque était déjà une usine d'un autre âge, avec ses courroies, ses poulies, ses arbres de transmission, qui parcouraient tout le bâtiment.

Pour la cuisson, on employait une sorte de grand faitout qui occupait tout le devant du poêle de la cuisine. Un de nos petits plaisirs était parfois de piquer les petites patates cuites dans un jus parfumé aux fanes de carottes.

Le bac à nourriture était muni d’une petite porte, qu’on pouvait basculer et bloquer au moyen d’un verrou, ce qui permettait de le remplir sans essuyer les coups de groin des pensionnaires. Après remplissage, il suffisait de basculer la porte vers l’extérieur pour donner accès aux affamés de l’intérieur.

Quand deux cochons partagent la même mangeoire, il en est toujours un qui s’impose à son congénère, ce qui lui vaut naturellement de voir sa vie abrégée en premier. Le plus gros faisait autour de 110 kilos, une bonne dizaine de plus que son compagnon. Pour ce dernier, quand venait son tour, trois mois plus tard (le temps de libérer le saloir), son poids dépassait généralement les 120 kilos. Dans les deux cas, nous avions affaire à des cochons .

La première exécution avait lieu à la Toussaint, ou au 11 Novembre, ou un dimanche entre ces deux dates, selon la disponibilité du , le préposé aux hautes œuvres. Il y en eut plusieurs en une dizaine d'années : Ponce P., des Woieries, D. venu une fois de Tournavaux, et Jean R., venant à vélo depuis son domicile de la rive gauche.

Tout était prêt quand celui-ci arrivait à la maison, sur les neuf heures du matin : les oignons, le sel, le poivre, le faitout avec le vinaigre, l’échelle, les seaux déjà remplis d’eau, les pots en grès, ... sans oublier la goutte de pays, indispensable pour réchauffer les participants adultes.

D’abord, attraper l’animal dans sa cabane et l’amener dans la cour. Puis, lui passer le nœud coulant de deux cordes autour des pattes d’un même côté, coucher la bête sur le flanc, et laisser le maître opérer. Un genou sur le cou de l’animal, celui-ci cherchait l’artère jugulaire, y enfonçait son couteau le plus effilé, et provoquait le flot rouge qu’on s’empressait de recueillir dans le faitout au vinaigre. Passons sur les cris et les soubresauts qui accompagnaient la fin de la pauvre bête : chacun, en fait, trouvait tout ça naturel.

L’étape suivante consistait à éliminer les soies, en les brûlant sous un feu de paille, sur un flanc, puis sur l’autre, puis en peau-finant le travail au moyen d’une torche entre les pattes et autres endroits épargnés par le flambage initial. Ça sentait le cochon grillé ! La peau était alors colorée de taches roses, brunes ou noires, et encore parsemée de poils que le tueur, devenu barbier, éliminait par un rasage en règle, avec force rinçage à l’eau tiède, sans oublier les trous d’oreilles.

C’était alors le moment attendu par tous les enfants autorisés à assister au spectacle, l’arrachage des , c’est-à-dire des ongles de la bête (deux grands et deux petits par patte), encore chauds, avec, à l’intérieur, des lambeaux de chair, la première chose qu’on mangeait sur un cochon !

Dès que le cochon était présentable, on le plaçait sur une échelle, dos aux barreaux. Les tendons des pattes arrière étaient dégagés de manière à pouvoir y passer une traverse de bois qui, ficelée à l’échelle, permettait de suspendre la bête. L’échelle, une fois dressée, le tueur devenait un chirurgien, qui vous le fendait du haut en bas, pour extirper les viscères : les poumons donneraient le mou, le foie et les rognons pourraient être consommés rapidement, les intestins serviraient à envelopper le boudin, la saucisse ou l’andouille, le ou ce qu’il en restait, serait pendu à un clou, disponible pour le graissage de la scie ... Rien ne se perd, dans le cochon !

  L'animal était mis à l’abri dans une petite pièce au frais jusqu’au lundi soir. Le tueur, après sa journée de travail, viendrait procéder au découpage et à la mise au saloir.

Pour ma mère, beaucoup, et pour les autres, un peu, c'était une grande journée, parmi les odeurs de , à nettoyer les , éplucher les oignons pour faire le boudin, découper le lard en petits dés qu’on faisait fondre pour en faire le saindoux, tandis que les morceaux à rôtir, les pieds, les jambons, les épaules, les pans de lard gras et maigre iraient au saloir. Pour la saucisse, il fallait actionner le , dont la sortie était munie d’un entonnoir adapté à la grille, et sur lequel on enfilait le boyau qui se remplissait, petit à petit, de la chair à saucisse. Pour le , à raison d'une demi-tête à chaque fois, il faudra encore patienter un peu...

Le menu de ces journées comportait bien sûr des , grillades de viande fraîche de forme indéfinie, tirées de l’arrondissement des jambons. D’abord détachés de la bête selon des coupes droites, le charcutier leur donnait la forme arrondie que chacun connaît, plus appétissante, moins sensible à l’attaque des parasites, et moins encombrante pour le saloir : trois mois d’attente avant d’aller sécher au plafond.

Une mission particulière était confiée aux enfants, celle d'aller porter aux voisins, en remerciement de leurs épluchures, un morceau de boudin présenté sur sa ou quelques côtelettes : la .